L’expérience de la gomme quantique
xantox, 20 mars 2007 in PhysiqueAutres langues :
Une des expériences les plus surprenantes en physique quantique est l’expérience de la “gomme quantique” (quantum eraser), proposée par Scully et Drühl en 19821 et ensuite réalisée dans plusieurs configurations différentes.
Un principe de base de la mécanique quantique est le principe de complémentarité, selon lequel pour chaque dégré de liberté, les variables dynamiques sont une paire d’observables complémentaires. Etre complémentaire signifie que la connaissance précise de l’un implique la complète imprévisibilité de l’autre. Par exemple, la connaissance précise de la position d’une particule implique la complète imprévisibilité de sa quantité de mouvement.
Une illustration de la complémentarité est l’expérience classique de Young,2 où une lumière monochromatique qui illumine un écran avec deux fentes produit des figures d’interférence d’onde. Toutefois, si un dispositif est utilisé pour détecter les photons pendant qu’ils traversent chaque fente, l’interférence disparaît. Ce comportement dual non-classique (qui n’est pas spécifique aux photons, mais est commun à chaque particule, atomes et molécules3) est observé même lorsqu’une seule particule à la fois traverse les fentes, suggérant qu’elle interfère avec elle-même.4 La connaissance du chemin des particules est complémentaire à l’apparition d’une figure d’interférence. Selon la relation de dualité d’Englert-Greenberger, D2+V2≤1 (où D est la distinguabilité des chemins de 0 à 1 et V la visibilité de la figure d’interférence de 0 à 1).5
On considérait que le mécanisme général responsable de la perte de la figure d’interférence était le principe d’incertitude de Heisenberg, car toute mesure, aussi délicate qu’elle soit, introduit une perturbation dans le système qu’elle est en train de mesurer.6 Cependant, dans cette expérience, l’information “quel chemin” des particules est trouvée sans perturber leur fonction d’onde. La raison de la perte d’interférence est l’information quantique contenue dans le dispositif de mesure, par les corrélations d’intrication entre les particules et les détecteurs de chemin. L’expérience montre que si une telle information est postérieurement effacée du système, alors l’interférence reapparaît, ce qui serait impossible s’il s’agissait d’une perturbation.
La configuration originale de l’expérience impliquait l’utilisation de faisceaux d’atomes,7 d’autres versions ont employé de la lumière.8 Dans la configuration ici présentée,9 les photons d’un laser traversent une double fente et percutent un cristal de borate de baryum au point A ou B selon la fente qui a été traversée. Un tel cristal a une propriété optique particulière, à savoir que quand il absorbe un photon il re-émet du même point une paire de photons intriqués allant dans des directions opposées (droite et gauche dans la figure ci-dessous). Ceci permet la détermination du chemin d’un photon par la mesure de l’autre, et cela même après que le premier ait déjà été absorbé par un détecteur plus rapproché.
Le photon allant vers la droite est détecté par D0, qui peut balayer la direction x afin d’enregistrer la figure d’interférence. Le photon allant vers la gauche traverse un miroir semi-réfléchissant (BSA ou BSB selon le chemin initial). Un miroir semi-réfléchissant a une probabilité égale de réfleter ou de transmettre la lumière. Le photon sortant de BSA peut aller à D3 ou à un deuxième miroir semi-réfléchissant BS, et pareillement le photon sortant de BSB peut aller à D4 ou à BS. En conclusion, les photons sortant de BS vont aux détecteurs D1 ou D2.
Les détecteurs de gauche enregistrent l’information “quel-chemin” :
- Si D3 ou D4 se déclenchent, alors on sait que la paire a pris respectivement le chemin A ou B.
- Si D1 ou D2 se déclenchent, alors le chemin n’est plus connu (parce que D1 peut être déclenché aussi bien par un photon qui suit le chemin A via BSA-BS-D1, ou par un photon qui suit le chemin B par BSB-BS-D1, et c’est pareil pour D2). Le miroir semi-réflechissant BS est la “gomme à effacer” de l’information “quel-chemin”, mélangeant les deux chemins avec probabilité égale.
Le détecteur de droite enregistre la figure d’interférence :
- Quand le photon de droite est détecté par D0, le photon de gauche est toujours en mouvement sur un chemin bien déterminé. En conséquence, D0 ne montre pas d’interférence.
- L’information “quel-chemin” est ensuite effacée pour les photons détectés par D1 ou D2, et non effacée pour les photons détectés par D3 ou D4.
A ce point, il est possible de corréler l’information “quel-chemin” de ces deux groupes de photons avec le sous-ensemble correspondant de photons détectés en D0. On peut par exemple colorier en violet tous les impacts en D0 correspondants aux impacts en D3 ou D4, et l’on trouve que leur distribution n’a pas d’interférence (en accord avec le fait que l’information “quel-chemin” est connue). On peut ensuite colorier en rouge tous les impacts en D0 correspondants aux impacts en D1, et en bleu ceux correspondants aux impacts en D2, c’est à dire après l’effacement de l’information “quel-chemin”, et on trouve que leur distribution montre deux figures d’interférence, une avec franges pour D1 et une avec anti-franges pour D2, qui s’annulent lorsqu’elles sont superposées.
Au temps T0 quand D0 est déclenché aucune interférence n’apparaît, puisque l’information “quel-chemin” est contenue dans le système à ce temps. Au temps T1, qui dans l’expérience est quelque nanoseconde plus tard, mais qui pourrait en principe être tout temps futur10, quand D1/D2/D3/D4 ont été déclenchés, on trouve une figure d’interférence dans les sous-ensemble correlés des enregistrement passés de D0 qui ont subi l’effacement futur de l’information “quel-chemin”.
- M. O. Scully, K. Drühl, “Quantum eraser - A proposed photon correlation experiment concerning observation and ‘delayed choice’ in quantum mechanics“, Phys. Rev. A, 25, 2208-2213 (1982) [↩]
- T. Young, “Experimental Demonstration of the General Law of the Interference of Light”, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 94 (1804) [↩]
- M. Arndt, O. Nairz, J. Vos-Andreae, C. Keller, G. van der Zouw, A. Zeilinger, “Wave-particle duality of C60 molecules“, Nature, 401, 680-682 (1999) [↩]
- P. G. Merli, G. F. Missiroli, G. Pozzi, “On the statistical aspect of electron interference phenomena“, American Journal of Physics, 44, 3, 306-307 (1976) [↩]
- B. G. Englert, “Fringe Visibility and Which-Way information: an inequality“, Phys. Rev. Lett. 77, 2154-2157 (1996) [↩]
- N. Bohr, “Discussion with Einstein on Epistemological Problems in Atomic Physics”, in “Albert Einstein: Philosopher-Scientist”, ed. P. Schilpp, Tudor, New York (1949) [↩]
- M. O. Scully, B. G. Englert, H. Walther, “Quantum optical tests of complementarity“, Nature, 351, 111-116 (1991) [↩]
- S. P. Walborn, M. O. Terra Cunha, S. Pádua, C. H. Monken, “A double-slit quantum eraser“, Phys. Rev. A 65 (2002) [↩]
- Y-H. Kim, R. Yu, S. P. Kulik, Y. H. Shih, M. O. Scully, “A Delayed Choice Quantum Eraser“, Phys. Rev. Lett. 84 1-5 (2000) [↩]
- Ce “choix retardé” se pose dans la ligne de l’expérience de pensée de J. A. Wheeler, “The ‘past’ and the ‘delayed-choice’ double-slit experiment”, “Mathematical Foundations of Quantum Theory”, Academic Press, New York (1978), voir également V. Jacques, E. Wu, F. Grosshans, F. Treussart, P. Grangier, A. Aspect, J-F Roch, “Experimental realization of Wheeler’s delayed-choice GedankenExperiment“, arxiv:quant-ph/0610241 (2006) [↩]
22 mars 2007, 10:22 pm
C’est toujours aussi fascinant la MQ, parce que ça marche toujours exactement selon les règles prédites, sans qu’on comprenne ce qui rend ces règles possibles.
Cela me fait penser à la situation d’un Newton (”je ne fais pas d’hypothèse”) à propos de la gravité qui tordait le bras à ce que la jeune métaphysique cartésienne avait réussie à imposer, l’interdiction d’une force à distance.
a+
22 mars 2007, 11:02 pm
Oui : il n’y a pas de place dans la logique classique pour un opérateur quantique, mais cela ne prouve rien, car celui-ci existe : il peut être observé. Sa raison, tout comme la raison de la logique classique, est purement physique.
24 mars 2007, 7:18 pm
Bonjour !
L’interpretation transactionnelle de la mecanique quantique, de John Cramer donne une explication logique quasi-classique tout-a-fait satisfaisante pour cette experience comme pour tous les phenomenes de la physique quantique. Je recommande vivement la lecture du bref article du Wikipedia anglais au sujet de cette interpretation de la physique quantique. Mes souvenirs du cours de physique de Richard Feynman et la lecture de QED me font penser que cette idee lui trottait deja en tete dans les annees ‘40.
A+
24 mars 2007, 8:12 pm
Bonjour Norman. La non-classicité des phénomènes quantiques est une caractéristique irréductible de la théorie qui n’est pas modifiée par les différentes interprétations. Pour l’interprétation transactionnelle, il faut considérer que les interactions temporelles qu’elle postule forment une infrastructure de complexité parfaitement équivalente à celle p.e. d’un multivers. Sa physicité n’est donc ni plus, ni moins non-classique que celle assumée par d’autres interprétations.
25 mars 2007, 12:07 am
A mon avis, c’est Brian Greene qui a fait la meilleure présentation des expériences dites de Scully-Drühl ou de “gomme quantique à choix retardé”, dans le chapitre 7 “Time and the Quantum” de son livre “The Fabric of the Cosmos” (2004, traduit en français sous le titre “La Magie du cosmos”, Robert Laffont, 2005). Voir aussi l’article de Yakir Aharonov et M. Suhail Zubairy “Time and the Quantum: Erasing the Past and Impacting the Future”, Science, Vol. 307, 11 February 2005.
Dodgson
25 mars 2007, 1:24 am
Bonjour Xantox!
Bien sur que la mecanique quantique est irreductiblement non-classique, mais certaines interpretations (Copenhague) sont plus abstraites, d’autres (many-worlds) sont plus exotiques et d’autres enfin (Cramer) sont plus simples a utiliser pour raisonner (raisonner en termes de transactions est extremement facile, on le fait tout le temps en theorie des systemes, par exemple).
Comme les maths sont les memes dans tous les cas (du moins dans la mesure ou ces diverses interpretations sont valides), je considere que les interpretations les plus faciles d’emploi sont aussi les moins complexes sur le plan logique.
Or raisonner en termes de transactions me parait plus facile et plus naturel (on pourrait dire “plus classique”) qu’en termes de multivers ou de fonction d’ondes sans signification physique autre que decrire des probabilites. C’est dans ce sens-la que j’utilise la locution “quasi-classique” pour designer la logique de l’interpretation transactionnelle: c’est si simple que c’en est *presque* classique. Pour ce qui est de l’aspect *physique* de l’interpretation transactionnelle, j’avoue n’avoir aucun mal a accepter comme plausible une description d’un univers forme d’information, dans lequel toutes les interactions sont des transactions, alors que j’ai toujours eu bien du mal a accepter une description purement mathematique (l’essence meme de l’interpretation de Copenhague) d’un univers forme - somme toute - de strictement rien (c-a-d: totalement abstrait). Autrement dit, le physicien que je suis se sent plus a l’aise dans un univers forme d’information que dans un univers forme de rien, de sorte que le premier m’apparait plus “physique” que le second, meme si tous les deux obeissent aux memes lois mathematiques.
Si j’ai le choix entre les diverses interpretations, je choisis celle qui m’est la plus confortable. Il est bien evident que c’est une preference personnelle, sans plus. Quoique… Depuis quelques annees, suite a l’experience d’Afshar, Cramer semble penser que les interpretations de Copenhague et many-worlds ne seraient pas aussi valides qu’on le pensait, en ce que le formalisme QM (qui predit fort bien les resultats observes) ne correspondrait pas a ce que decrivent ces deux interpretations, alors qu’il correspondrait fort bien a ce que decrit l’interpretation transactionnelle. De sorte que je me demande maintenant si toutes les interpretations de la mecanique quantique sont *vraiment* equivalentes…
Ceci dit, il est amusant de considerer que dans le referentiel d’un photon, il n’y a pas de temps (resultat trivial de la relativite restreinte) ni de distance, de sorte que la transaction peut se completer *localement* en un *temps nul*, quel que soit le temps ecoule et la distance parcourue pour un observateur situe hors de ce referentiel. Ceci elimine completement toute possibilite de paradoxe *dans le referentiel du photon*, tout en permettant dans d’autres referentiels des gags marrants comme celui de la gomme quantique retardee ou celui de l’experience d’Afshar.
25 mars 2007, 1:59 am
Norman, je suis d’accord sur le fait que l’interprétation transactionnelle ait des vertus pédagogiques, et à mon sens toutes les interprétations proposées ont un intérêt, mais sans vouloir rentrer ici dans un débat comparatif on peut noter qu’elle a eu peu d’impact dans la communauté et que comme pour les interprétations à variables cachées non-locales (ex. celle de Bohm) on considère que ce sont plutôt celles-ci qui sont plus complexes en nombre d’hypothèses. Par ailleurs, il faut noter que la croissance exponentielle du nombre d’interactions ferait que même de petits systèmes donneraient lieu à des échanges d’information de magnitude imménsement supérieure au nombre de dégrés de liberté de l’univers observable. Pour l’expérience d’Afshar, l’opinion de Cramer est isolée : cette expérience ne montre rien qui ne soit pas en accord avec les prévisions de la mécanique quantique, et en conséquence elle est compatible avec la totalité des interprétations.
25 novembre 2007, 4:58 pm
Je me permets de signaler un nouveau tirage (le douzième en 23 ans) du livre de Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod “Le Cantique des quantiques”,
éditions La Découverte, novembre 2007. Dans une postface sont abordées l’expérience de choix retardé de Roch-Aspect-Grangier & al. (Science, vol. 315, n°5814, 16 February 2007, p. 966-968) et l’expérience de gomme quantique à choix retardé de Scully & al. (Physical Review Letters, n° 84, 2000, p. 1-5)