Modernité des paradoxes de Zénon
xantox, 16 janvier 2007 in PhilosophieAutres langues :
Il y a deux façons d’interpréter les paradoxes de Zénon d’Elée (ca. 470 av. J.C.).1
La première est qu’il ne nie pas le mouvement, mais plutôt conteste sa continuité, qui est ce qui amène aux paradoxes. En ce sens, on peut considérer que Zénon souffre d’une forme de difficulté technique, et que le problème peut aujourd’hui être résolu facilement grâce au calcul infinitesimal ou en considérant la somme convergente d’une série géometrique. Cette interprétation est toutefois réductrice, en cela qu’elle postule arbitrairement l’existence du mouvement et se concentre sur le seul argument technique de la cohérence de la continuité, qui est bien un problème mathématique et non pas physique ou philosophique. Il faut noter ici qu’on ne peut pas vraiment prouver que Zénon ait voulu contredire que la somme d’une série infinie puisse être finie, la mention “temps fini” qui apparaît dans la transcription des paradoxes2 pourrait être une interprétation d’Aristote.
La deuxième interprétation est que Zénon nie fondamentalement le mouvement, dans le sens ultramoderne de Parmenide, pour qui tout changement est illusoire et le monde est statique et éternel. Il ne nie pas l’apparence du mouvement, mais sa réalité. Les paradoxes se manifestent alors plus en profondeur, par la comparaison entre le phénomène du mouvement et sa disparition impliquée par l’analyse approfondie de son modèle : qu’il soit continu (dichotomie) ou qu’il soit discontinu (flèche). La question posée devient alors une question purement physique, dont la réponse doit s’inscrire dans une théorie physique : pourquoi l’expérience du mouvement si le mouvement apparaît logiquement impossible?
Dans le modèle continu classique, la flèche doit assumer une infinité d’états pour parcourir la distance entre deux points. Si une telle séparation infinie entre chaque couple d’événements, modelisée par l’absence de successeur d’un nombre réel, équivaut ou non à leur isolement physique, est une question physique, sur un même plan de raisonnement que les idées sur la ‘catastrophe ultraviolette’ qui amenèrent à la mécanique quantique.3 Si la divisibilité infinie est mathématiquement cohérente, elle n’est pas nécessairement physiquement significative (cfr aussi le paradoxe de Banach-Tarski).4 Cette image change avec la mécanique quantique puisque, selon le principe de Heisenberg, une particule en mouvement déterminé n’a pas de position déterminée. On peut également noter avec intérêt que Zénon prête son nom à un effet quantique décrit par le théorème de Misra-Sudarshan :5 si l’on observe continuellement si une ‘flèche quantique’ a quitté la région d’espace qu’elle occupe, elle ne quittera effectivement jamais cette région par l’effet de l’observation elle-même.
Dans un modèle discret (paradoxe de la flèche), l’argument de Zénon est encore plus fort, et il est même reformulé en gravitation quantique à boucles, où le temps est considéré une variable de pure jauge, ce qui implique son inexistence fondamentale.6
- • DICHOTOMIE : Le mouvement est impossible, car avant d’arriver à destination, ce qui se meut doit d’abord arriver au milieu, et ainsi de suite ad infinitum.
• ACHILLE : La tortue plue lente ne peut pas être rattrapée par le plus rapide Achille, car il doit d’abord aller au point où la tortue était, et entretemps elle aura déjà quitté ce point, et ainsi de suite ad infinitum.
• LA FLECHE : Une flèche lancée avec un arc occupe un espace égal à lui même au repos, et lorsqu’elle est en mouvement elle occupe toujours cet espace à chaque instant, la flèche en vol est donc immobile. [↩] - Aristote, “Physique”, VI:9 [↩]
- A. Einstein, “Über einen die Erzeugung und Verwandlung des Lichtes betreffenden heuristischen Gesichtspunkt” (”On a Heuristic Viewpoint Concerning the Production and Transformation of Light“), Annalen Der Physik (1905) [↩]
- S. Banach, A. Tarski, “Sur la décomposition des ensembles de points en parties respectivement congruentes”, Fundamenta Mathematicae, 6, 244-277 (1924) [↩]
- B. Misra, E. C. G. Sudarshan, “The Zeno’s paradox in quantum theory“, Journal of Mathematical Physics, 18, 4, 756-763 (1977) [↩]
- J. Barbour, “The end of time“, Oxford University Press (2001) [↩]
17 janvier 2007, 10:50 am
C’est un problème remarquable, qui interroge la nature de la motricité, et simultanément, réfléchit sur l’efficacité de l’Analyse mathématique et le comment de sa construction.
Achille simulé rattrape-t-il la tortue simulée ? Quel est le statut du mouvement simulé ?
20 janvier 2007, 6:32 pm
Le mouvement de l’Achille simulé est identique : car si d’une part la forme du mouvement est reconstruite par le calcul de la simulation, d’autre part l’ontologie du mouvement est inscrite à priori dans la physicité du système qui effectue la simulation.
Tout changement physique partage cette ontologie commune, ce qui permet la simulation d’un système “en empruntant” la physicité identique d’un autre système. Inversement, une ontologie qui ne serait pas déjà inscrite dans la physicité peut se réveler impossible à simuler : on ne peut pas construire un oracle ou une machine de Zénon (modèle hypercomputationnel qui complète en un temps fini un calcul dénombrable infini) si dans l’ontologie physique il n’existe aucune route permettant d’atteindre ces objets.
7 février 2007, 7:04 pm
A propos de Julian Barbour, on peut trouver un petit documentaire vidéo survolant ses idées sur le temps :
Le document demeure un document vidéo informel, mais peut être le prétexte à un approfondissement. Notamment, pourquoi pense-t-on que généralement on se représente le temps linéairement (”le fleuve qui coule”), mais aussi, comment résorber la dualité entre “projection du cerveau” (”le temps pour nous”) et “réalité physique” (”l’inexistence du temps”). Et d’ailleurs, que nie-t-on en niant l’existence du temps..
8 février 2007, 12:35 am
Fondamentalement, on nie le temps newtonien qui existe “en dehors des photogrammes du film”, on nie l’idée d’une sorte de faisceau de lumière qui “illumine à l’existence” une succession linéaire d’instants.
Cette négation parmenidéenne a été solidement reaffirmée par la relativité générale, reproposant ainsi le paradoxe phénomenologique de Zénon dans les termes d’une dualité entre la manifestation du temps et son inexistence fondamentale.
Cette dualité ne pourrait être résorbée que par une théorie ontologique du temps, qui montre comment le phénomène du temps émerge d’un univers fondamentalement atemporel, et qui montre, par exemple, si les relations dynamiques entre “photogrammes du film” existent physiquement dans la structure même des photogrammes ou en tant qu’entités supplémentaires. Je reviendrai sur ce sujet très vaste (le premier post y était déjà orienté) en tentant de l’approcher d’angles à chaque fois différents.