J'aimerais vous faire part d'une découverte : à la fin de
Prédire n'est pas expliquer (Flammarion, Champs),
René Thom développe une "carte du sens", inspirée de celle de
Tendre. J'ignore quelle peut être l'utilité et la fécondité de cette allégorie mais sa force suggestive et synoptique me parait admirable, aussi je vous la livre telle quelle.
"A l’époque de « gloire » de la théorie des catastrophes, j’ai déjeuné avec le docteur Lacan. Le Maître m’avait invité, et il m’a fait parler d’abondance tout au long du repas, sur mes conceptions des mathématiques, sur ma carrière, sur mon évolution en matière d’idées mathématiques, sur mes rapports au « mathème ». Je ne sais pas très bien ce que c’était que le « mathème» !… Et lui n’a pratiquement rien dit. A la fin du repas, j’ai utilisé une formule qui l’a fait réagir. Je lui ai dit: «Ce qui limite le vrai, ce n’est pas le faux, c’est l’insignifiant ». Il a alors pris un air songeur et il a dit : « Cela me retient, cela me retient. » Voilà : j’avais « retenu » le Maître… Cette formule, que j’ai cherché à expliciter dans un article, je ne peux mieux l’expliquer qu’en ayant recours à un dessin, une sorte de « carte du Tendre ».
En bas, on trouve un océan, la mer de l’insignifiance. Sur le continent, le vrai est d’un côté, et le faux de l’autre, séparés par un fleuve, le fleuve du Sens. Car c’est bien le sens qui sépare le vrai du faux. C’est l’idée d’Aristote : la capacité de nier. Elle nous sépare des animaux: pour eux, lorsqu’une information leur est transmise, elle est immédiatement acceptée, et elle suscite une obéissance à la consigne. L’homme, au contraire, a la possibilité de prendre du recul et de nier le vrai.
En suivant ce fleuve, qui se jette dans la mer de l’insignifiance, on longe une côte un peu concave: ce sont les bas-fonds de l’Ambiguïté d’un côté et les marais de La Palice de l’autre. Au sommet du delta du fleuve, nous voyons la forteresse de la Tautologie : c’est là que règnent les logiciens. Une rampe permet de monter vers un petit temple, une sorte de Parthénon : c’est la Mathématique. A droite, les sciences exactes : l’Astronomie, avec son observatoire qui domine le temple, presque dans les montagnes qui ceinturent le bassin
à l’extrême droite, les grandes machines des physiciens, les anneaux du CERN, les laboratoires de la biologie où l’on voit des animaux en cage ; de tout cela sort un petit ruisseau qui se jette dans le torrent des Sciences expérimentales, lequel va se jeter dans la mer de l’Insignifiance. A gauche, une large allée monte vers le nord-est ; il atteint la cité des Lettres et des Arts. En poursuivant, on arrive au piémont des Mythes. Nous sommes dans le royaume des sciences anthropologiques. La chaîne de montagne, tout en haut, c’est l’Absurde. La crête figure la perte du sens des contraires, quelque chose comme un excès de sens universel, qui rend la vie impossible.
C’est un amusement, mais qui reflète quelque chose que je crois assez réel : le logos, la possibilité de représenter par le langage, ne joue pour l’homme que dans un cadre assez limité de situations, entre ce que j’appelle le cosmos et le chaos. Le cosmos sous sa forme la plus absolue, c’est le cimetière. Rien de plus tranquille, c’est le calme de l’insignifiance, le néant de l’insignifiance. En haut, au contraire, c’est le chaos du déferlement des forces cosmiques. Elles sont toujours présentes, à nous menacer. En face de ces menaces, l’opposition vrai/faux disparaît. Du côté de l’insignifiance, comme disparaît au fond la vérité des axiomes en mathématiques. Ils deviennent des conventions. On peut en changer et l’axiome peut être considéré comme faux. On perd alors l’opposition vrai/faux par le maniement du contexte. Celui-ci est variable et l’opposition vrai/faux, finalement, disparaît dans l’insignifiance.
En haut, cette opposition disparaît assez abruptement sur cette chaîne de montagne, parce que c’est là que l’être humain est soumis au déchaînement des forces naturelles qui le menacent : il est obligé de réagir de manière immédiate. Si quelqu’un crie « Au feu » au cinéma, on ne se pose pas le problème de savoir si le message est vrai ou faux : il faut se comporter comme s’il était vrai, même s’il est faux… L’opposition vrai/faux, là aussi, disparaît. Cette opposition n’est réellement signifiante que dans la bande étroite qui est le bassin du fleuve du sens. En haut le chaos des forces naturelles ; en bas, la paix du néant ; entre les deux, une sorte de croissant que l’on peut renverser, et que l’on peut voir comme un canot flottant sur le bouillonnement des forces naturelles. En haut, le calme des cieux.., éternel. En renversant le sens de l’axe, oy, la sérénité du néant.
Cela donne une idée assez précise du rôle du langage comme support de ce que Heidegger appelle le souci. Il dit que l’existence est liée au sentiment d’inquiétude, au besoin que nous avons de réagir au danger qui nous menace. C’est peut-être une présentation trop concrète pour un métaphysicien, mais c’est assez réel. Le logos existe seulement dans cette zone où règne le danger, mais celui-ci peut être conceptualisé, et donc traité en fonction de connaissances antérieures et, du même coup, neutralisé. Puis, lorsque l’on va un peu plus haut dans l’abstraction, on fabrique des entités linguistiques qui n’ont plus de correspondant dans le réel, qui donc ne nous menacent plus du tout, et cela devient un jeu de langage, de la logique, la tautologie, une certaine philosophie, ou plutôt une certaine épistémologie. Là, le fleuve du sens traverse la forteresse de la tautologie, par les égouts. On ne le voit plus… mais, à la surface, cela sent mauvais parfois."
Merci à ce
blog, qui m'évite la peine de scanner l'image et de dactylographier le texte.